vendredi 23 mars 2012

Homélie 5ème dimanche de Carême

Homélie du 5ème dimanche de Carême 2012
Dans le contexte des tragiques évènements de Sierre et Toulouse, j’ai estimé nécessaire de mêler cette actualité à mon homélie pour rejoindre les gens avec leur tristesse et leurs questions.


« On ne peut pas me prendre ma vie. Je l’ai déjà donnée. »
C’est ce qu’écrivait à sa famille inquiète un moine de Tibhirine en Algérie. Quelques jours plus tard, il était assassiné. C’était le 21 mai 1996.
Cette réflexion, pur écho de l’évangile de ce dimanche, nous ramène tous à la fois à la tragique actualité de notre monde et aussi à l’ardent défi proposé par le Christ lui-même quand il disait : « Celui qui aime sa vie la perd. Celui qui s’en détache en ce monde la garde pour la vie éternelle. »

La vie, ma vie. Précieuse et si fragile, comme une eau obstinée qui réinvente toujours son cours improbable dans le brûlant désert du monde. Magnifique et dramatique, comme le souffle qui l’anime et peut soudain la quitter, en silence. Cadeau reçu, redonné chaque jour, qu’on oublie quand on vit et qu’on supplie quand on meurt.

Au cours de la semaine écoulée, des vies ont été arrachées, des vies d’enfants entre autres, des vies pleines d’espérance, dans la violence fatale ou meurtrière. Nous sommes tristes, pleins de questions sans réponse, et parfois même avec des colères révoltées. Pourquoi ces vies, pourquoi ainsi, dans un accident au retour d’une joyeuse semaine de vacances, ou dans la folie criminelle d’un fanatisme religieux ?

Ils sont morts. Qui a pris ces vies ? De quel droit ? Une chose paraît certaine : ces vies n’ont pas pu être données. Y aurait-il des sacrifices inutiles, des vies brisées par le non-sens de la mort, comme des arbres foudroyés.

« Le bon berger donne sa vie pour ses brebis, disait Jésus, qui ajouta : « La vie, personne ne me l’enlève. J’ai pouvoir de la déposer et pouvoir de la reprendre ». Mais il avertissait aussi : « Le voleur ne vient que pour voler, tuer et perdre... Le mercenaire, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis… et le loup s’en empare et les disperse. »
Qui était le mercenaire dans le tunnel de Sierre ? Qui était le loup dans la banlieue de Toulouse ? Et où se cachait le bon berger, s’il y en avait un ?

Il n’est pas si facile d’entendre l’Eglise répéter en écho dans ces circonstances ces phrases contrastées de Jésus : « Moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance ». Et pourtant : « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit. »

Dieu n’était pas au volant du car. Ce n’est pas lui qui est responsable du tunnel. Peut-être devons-nous accepter de ne pas tout comprendre. Il faut sûrement se garder de donner des interprétations hâtives, surtout quand elles se prétendent péremptoires. Aucune théorie, même éminemment religieuse, ne peut actuellement apaiser ces familles. Ces parents, frères et sœurs, attendaient des enfants heureux et bronzés. Ils ont vu arriver des cercueils. Pour le moment du moins, il n’y a pas de consolation possible, car ils ne sont plus.

Reste seulement une promesse, plus têtue que nos douleurs, celle qui -nous l’espérons, le moment venu- pourra se laisser entrevoir à travers leurs larmes : si Dieu n’était pas dans le bus, il était à la réception de ces destinées, il était à l’accueil paternel de l’autre côté de la vie, sur le versant ensoleillé de l’éternité. « Là où je suis », dit Jésus -et nous savons à peu près où depuis le matin de Pâques-, oui, « là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. » Car élevé de terre, Jésus est capable d’attirer à lui tous les hommes. Y compris ceux et celles que tout en nous voudrait retenir, de toutes nos entrailles de chair et de sang.

Et puis il y a Toulouse. C’est beaucoup pour une seule semaine, sans compter les morts d’ailleurs, devenus presque banals, comme en Syrie.
Là, c’est nous, c’est bien nous, parce que nous pouvons être des loups pour d’autres hommes.
Mystère vertigineux de notre liberté. Quand on ne veut pas donner sa vie, l’offrir comme un humble présent, dans la solidarité et finalement l’amour, alors rôde en nous l’autre alternative, une kalachnikov à la main : on prend la vie des autres, on l’arrache, on la piétine. Et c’est même possible sous l’odieux prétexte d’une passion religieuse…tuer pour honorer le Dieu de la vie !

Ne nous hâtons pas de jeter des pierres aux autres : nous avons aussi fait cela, même entre catholiques et protestants, chez nous. Et que ce passe-t-il dans certaines salles d’accouchement ?

La vie est là pour être donnée, pas pour qu’on l’enlève. C’est tout le sens que Jésus a conféré à son sacrifice. Ce n’était pas un suicide, mais une offrande. On lui a ôté la vie sur la croix, mais il l’avait déjà donnée de toute éternité, car « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Pour nous, et même pour les larrons et autres bandits que le hasard avait placés à ses côtés.

« Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir. » Pas une description anticipée de la cruauté, mais la déclaration programmée d’une mort d’amour, par amour, pour l’amour. L’amour du Père, l’amour de nous.
Seules les morts habitées par l’amour peuvent exploser en vitalité pascale. « Père, glorifie ton nom », disait Jésus. Et une voix venue du ciel lui répondit : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore ». Et Jésus d’ajouter : « Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est faite entendre, mais pour vous. »
Donc pour nous.

La vie nous est offerte, mais elle ne nous appartient pas. Nous pouvons seulement en disposer comme d’un prêt gratuit, à la manière d’un cadeau fait pour être partagé avec d’autres, comme on brise le pain pour le distribuer, dans un geste eucharistique. Heureusement, il y a encore beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants eucharistiques en ce monde. Des donneurs de vie, des contagieux d’amour, des prophètes de la solidarité et de l’entraide, des bâtisseurs de paix, y compris jusqu’au pardon. Dans nos familles d’abord, dans nos quartiers, dans les milieux de la profession par l’engagement, de la culture par la créativité, de la nature par le respect des êtres et des choses.

Il y a des jours où la mort, par fatalité ou par criminalité, semble l’emporter autour de nous et peut-être en nous. Il y a heureusement des aubes pascales et des aurores d’amour qui nous font espérer malgré tout en la victoire de la vie, jusqu’à la rendre éternelle.
Parce que Dieu existe et parce qu’il est Amour. Rien qu’Amour.
Claude Ducarroz

dimanche 11 mars 2012

Homélie du 3ème dimanche de Carême

Homélie du 3ème dimanche de Carême

Dimanche dernier, tout baignait dans l’huile. Jésus et les apôtres Pierre, Jacques et Jean évoluaient dans un nuage. Ils étaient entourés d’une éclatante lumière. Sur la montagne de la transfiguration, l’ambiance était si merveilleuse que Pierre voulut y dresser trois tentes pour demeurer là-haut, après avoir poussé cette exclamation de bonheur : « Maître, comme il fait bon être ici avec toi ! »

Mais aujourd’hui, ça se gâte. Le quatuor ébloui est redescendu de la montagne. Les voilà à Jérusalem, et pas n’importe où : dans le Temple lui-même. Et ça va se passer très mal. En voyant qu’on avait fait du Temple une caverne de trafic, Jésus se fâcha, fabriqua lui-même un fouet et chassa les vendeurs ainsi que leurs animaux, non sans avoir jeté par terre les comptoirs des commerçants et la monnaie des changeurs. Bonjour l’ambiance !

Jésus n’appartenait pas à la caste des prêtres qui officiaient dans le Temple. Il n’était pas non plus membre du groupe des Pharisiens qui veillaient scrupuleusement sur l’application exacte de la loi avec ses 613 commandements et préceptes. Jésus de Nazareth était un libre prophète, conscient d’être envoyé par Dieu son Père pour annoncer la proximité d’un royaume d’amour, de justice et de paix.
S’il eut maille à partir avec les autorités de son temps, il se dévouait sans relâche au service du petit peuple, en inventant pour lui –et surtout pour les pauvres, les pécheurs, les malades et les exclus- des signes de miséricorde et d’accueil. « Quels signes peux-tu nous donner pour justifier ce que tu fais là ?», lui criaient les patrons du Temple. Mais les braves gens montraient une tout autre réaction : « Beaucoup crurent en lui à la vue des signes qu’il accomplissait. »
Et au milieu de cette polémique, il y a cette phrase énigmatique : « Le Temple dont il parlait, c’était son corps. »

Il nous faut méditer de plus près sur ce passage du Temple au corps. Pour un juif pieux, le Temple était ce qu’il y avait de plus sacré au monde. C’est là que, mystérieusement, Dieu résidait au milieu de son peuple. C’est là que se déroulaient les liturgies solennelles, avec des sacrifices sanglants et d’innombrables offrandes, d’où la présence de nombreux marchands. C’est là que les familles juives –comme le firent Joseph et Marie avec Jésus lui-même- doivent venir accomplir les devoirs imposés par la loi.

Or Jésus va bouleverser tout cela. La présence de Dieu en ce monde, elle réside désormais en lui, dans sa personne, plus précisément dans son corps lui-même puisqu’il est le Verbe fait chair.
Le culte véritable, il l’offrira sur la croix en s’offrant lui-même par son corps livré et son sang versé, signes de l’amour parfait pour son Père et pour nous.
Le nouveau peuple de Dieu ne se rassemblera plus dans un Temple de matériaux périssables, mais par la foi, l’espérance et l’amour qui réunissent ses disciples, jusqu’à en faire son corps communautaire, l’Eglise.
Désormais, tout tourne donc autour du corps, d’un corps. Le corps du Christ, lieu physique de la présence de Dieu, et l’Eglise, lieu mystique du rassemblement des croyants en un seul corps dans un seul Esprit.

Concrètement, où pouvons-nous aujourd’hui expérimenter cela, si c’est bien ce que Jésus ressuscité a mis en place pour le nouvel Israël que nous sommes ?
La réponse est évidente : c’est l’eucharistie.
Là, le Christ se rend présent au milieu de nous, jusque et y compris par son corps, celui du crucifié désormais ressuscité, d’où l’expression : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Prenez, mangez, prenez, buvez… »
Pour vivre cela, pour le célébrer et l’accueillir, il faut faire corps avec Jésus, il faut se rassembler pour faire Eglise, son corps social dont nous sommes les membres. Et comble de corporéité, c’est dans un « corps à corps » que s’opère la communion. Le corps sacramentel du Christ est offert à chacun de nous dans l’acte de manger. Son corps investit mon corps pour me combler de son Esprit. L’eucharistie a une physique pour devenir une mystique.

Une telle assomption du corps, une telle promotion du corps ne peut que se refléter dans l’ensemble de la vie chrétienne. Tout mépris du corps est anti-chrétien.
* Ce n’est pas pour rien –et pas pour rire- que Dieu lui-même a pris un corps dans le Christ, Jésus de Nazareth, né d’une femme. * Ce n’est pas pour s’amuser que le Christ est ressuscité en nous promettant de ressusciter à notre tour à sa suite, ce qui sera la plus belle exaltation de notre corps dans la gloire de Dieu.
* Ce n’est pas pour badiner que l’Eglise a reconnu dans la rencontre cordiale -mais aussi physique- de l’homme et de la femme un sacrement, autrement dit une alliance sacrée à partir d’une sexualité positive et même très belle quand elle s’exerce dans un véritable amour réciproque et respectueux.
* Ce n’est pas en vain que Jésus nous invite à secourir les pauvres et les malades, en nous disant que lorsque nous leur faisons du bien dans leurs corps brisés c’est lui-même que nous touchons, soignons, aimons en eux.

Passer du Temple au corps, comme Jésus l’a proclamé dans le Temple de Jérusalem, c’est une révolution religieuse dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les conséquences et implications, y compris dans cette cathédrale.

Regardez là-haut, sur la barre qui marque l’entrée du chœur. Le corps du Christ est exposé dans l’acte nu de son sacrifice d’amour. Il nous regarde encore du haut de sa croix. Et le texte, en latin, marqué sur la poutre, dit l’essentiel, tiré de la première épître aux chrétiens de Corinthe, une ville des cultes les plus extravagants et des débauches les plus avilissantes : « Vous avez été bel et bien achetés d’un grand prix. Portez et glorifiez donc Dieu dans votre corps ». Oui, dans votre corps !
Quel beau programme !

Claude Ducarroz

samedi 3 mars 2012

Homélie du 2ème dimanche de Carême

Homélie
2ème dimanche de Carême

« Ils ne savaient que dire, tant était grande leur frayeur ».

Mettons-nous à la place des apôtres. On comprend alors leur stupéfaction. Cette irruption d’une lumière fulgurante qui peint en blanc éclatant le visage et jusqu’aux vêtements de Jésus : bizarre autant qu’étrange. Et pourtant c’était parti d’une bonne intention de la part de Jésus. Il avait invité avec lui les trois apôtres qui seraient les proches témoins de sa passion. Il s’entretenait avec Moïse et Elie, une manière indirecte de dire qu’il était bel et bien le Messie puisque les grands prophètes d’Israël venaient témoigner pour lui. Et puis cette voix qui, comme à son baptême par Jean-Baptiste, proclama le cœur de son mystère et sa véritable identité : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le ». Toute une révélation !

Mais finalement, que s’est-il passé, là-haut sur cette montagne ? Qu’est-ce que cette transfiguration ?

La gloire de Dieu n’a cessé d’habiter le Christ puisqu’il est le Verbe incarné, « plein de gloire et de vérité », comme le dira saint Jean. Mais cette gloire était comme retenue, contenue pour bien faire apparaître la pleine humanité de Jésus de Nazareth, homme parmi les hommes, pétri comme nous de chair et de sang, de pauvretés et de fragilités. Cette splendeur rayonnante investira définitivement le corps de Jésus dans le mystère de sa résurrection. Alors, la mort n’ayant plus aucun pouvoir sur lui, il laissera cette gloire divine irradier toute sa personne pour manifester la victoire de la Pâque définitive.

Ici Jésus, par un geste d’anticipation, signe d’une grande délicatesse, laisse jaillir déjà quelques rayons de sa majesté, surtout à l’intention de ses disciples, et particulièrement des trois qui devront affronter de près le mystère de la croix, à commencer par l’agonie de sueurs et de sang, tout le contraire de la beauté pascale. Il y a dans la scène de la transfiguration une sorte de préparation à la vision de l’humiliation du Christ, afin que la foi de ces témoins du pire ne défaille pas, à cause du souvenir du meilleur annoncé et comme déjà présenté dans l’expérience de cette métamorphose.

Que retenir pour nous ? « Enfants de la résurrection », comme le dira Jésus lui-même (Cf. Lc 20,36), nous sommes encore en attente de ce passage dans la gloire avec notre frère aîné déjà parvenu dans le Royaume. La vie en ce monde n’est pas encore un paradis, même si elle y conduit puisque nous sommes précédés et attendus par le ressuscité de Pâques. Dans nos existences personnelles et dans le cours de l’histoire collective de l’humanité, il y a encore beaucoup de passages difficiles, d’agonies à supporter, de croix à porter. En ce dimanche des malades, nous en prenons conscience avec les innombrables souffrants de notre terre.

Mais l’évangile de la transfiguration est là pour nous réconforter et pour nous rendre espoir. En nous aussi, quelles que soient nos épreuves -de corps, de cœur, d’esprit-, l’anticipation de la Pâque peut se manifester, comme des rayons de lumière derrière les nuages, que ce soit avant l’aurore ou au crépuscule, qui défient la nuit.
Oui, il y a de la transfiguration en acte quand des pardons viennent réconcilier des personnes en rupture, quand des générosités s’exercent à l’égard des plus pauvres -que ce soit chez ou à l’autre bout du monde-, quand des gestes d’amour, tout simples, rejoignent des gens frappés par la maladie ou le deuil, quand des étrangers sont accueillis au lieu d’être marginalisés, quand des moments de prière illuminent nos journées, quand on s’engage gratuitement dans l’Eglise ou dans la société au lieu de toujours courir après ce qui rapporte, quand des hommes et des femmes travaillent pour établir ou rétablir la justice et la paix entre les peuples, quand on sème de la beauté –musicale par exemple- dans les jardins d’une humanité en friche, etc…

La transfiguration au quotidien est donc à notre portée. Nous pouvons en fournir de bonnes doses autour de nous, comme le soleil généreux qui darde ses rayons jusque dans les recoins des ombres ou, plus modestement, comme la lueur de la lune peut éclairer même la nuit des chemins de solitudes ou de découragement.
Derrière toutes ces lumières à intensité variable, mais néanmoins aussi chaleureuses, il y a des signes de la présence de Dieu au milieu de nous, il y a des transfigurations christiques, il y a le doux rayonnement de l’Esprit.
Et peut-être irons-nous jusqu’à dire comme saint Pierre qui contemplait le Christ sur la montagne de la transfiguration : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici ». Avec toi, dès maintenant, en attendant l’entrée dans la pleine gloire du Royaume, lorsque Dieu sera enfin « tout en tous ».

Claude Ducarroz